Je pourrais vous parler
Je pourrais vous parler des questions morales que je me suis posé en voyant certaines personnes dans ma voiture de retour de l’Akagera jeter par la fenêtre des bouteilles d’eau vides aux innombrables enfants de ces villages reculés qui couraient en hurlant à coté de notre voiture qui ne s’arrêtait pas. "Mais c’est ce qu’ils demandaient !" m’a-t-on expliqué après.
Je pourrais vous parler des gens que je croise tous les jours qui n’ont plus de jambes, qui n’ont plus de bras ou qui n’ont plus de jambe et de bras et du fait que leur seul moyen de subsistance est aujourd’hui de vous montrer leur infirmité en demandant quelques francs.
Je pourrais vous parler de ces jeunes femmes qui m’abordent parce que je ne suis pas rwandais, parce que je suis blanc peut être, et qui attendent de moi quelque chose, un passeport vers l’extérieur ou vers un monde un peu meilleur.
Je pourrais vous parler de ces orphelins ou de ces enfants des rues dans les centres avec qui je travaille, et des questions que je me pose en les voyant, sur leur passé et leur futur, sur la façon dont ils ou elles perçoivent ma présence.
Je pourrais vous parler du nombre de fois, au cours des premières semaines ici, où je me suis demandé ce qui avait bien pu se passer en 1994 dans ma rue, dans cette maison, sur cette colline, pour cette personne, du nombre de fois où nous en avons parlé à la maison avec Julie et Kirsti.
Je pourrais vous parler du fait qu’aujourd’hui, je ne me pose presque plus ces questions.
Je pourrais vous parler de la honte que je ressens après coup en négociant le prix d’un trajet en taxi-moto pour 100 francs rwandais.
Je pourrais vous parler des non-dits de la société rwandaise, de l’incapacité que j’ai à trouver des réponses aux questions que je me posais avant et que toutes les personnes qui visitent ce pays se posent, de savoir si les choses ont changé depuis 1994, si ce passé est derrière nous.
Je pourrais vous parler de la politique au Rwanda, mais je n’en parlerais pas.
Je pourrais vous parler des railleries blessantes et constantes, sans aucune retenue ou volonté de les cacher, des personnes qui travaillent dans le petit magasin dans ma rue à chaque fois que je m’aventure à passer à pied devant eux, à acheter quelque chose ou pire, à bredouiller quelques mots de kinyarwanda.
Je pourrais vous parler de combien il est parfois difficile d’accepter que ce sont les différences culturelles ou, comme me le dit Vestine, le manque d’accès à l’éducation, qui expliquent certains comportements, certains propos, et pas la grossièreté pure, la moquerie voire l’hostilité.
Je pourrais vous parler de ces mères qui envoient leurs enfants de 3 ou 4 ans courir vers vous pour ne plus partir tant que vous n’aurez pas répondu aux « Cent francs manger !» qu’on leur a appris, des sentiments qui se bousculent alors et de ma honte à parfois, souvent, détourner la tête.
Je pourrais vous parler de mon impatience, de mon énervement pondéré par ma volonté d’accepter d’autres cultures et croyances, devant certaines personnes condamnant l’usage du préservatif, ou nous autorisant à en parler mais pas à les montrer.
Je pourrais vous parler de la déception attendue et formatrice de voir que parfois, souvent, le développement n’est qu’un business comme un autre.
Je pourrais vous parler du fait que je me suis habitué à toutes ces choses là, sans pour autant ne pas me demander si j’en ai le droit.
Je pourrais vous parler de beaucoup d’autres choses encore dont je ne parle pas depuis mon arrivée. Des choses qui rendent cette expérience parfois difficile, parfois pénible mais qui ne résument pas mon quotidien ici. Ces choses là existent mais je n’ai pas le droit de m’en plaindre. Surtout, parce que cela fait partie d’un tout, je sais déjà que je retiendrais les bons moments et les mauvais, les bonnes personnes et celles dont il ne vaut mieux pas se rappeler.
Je vous dis ça aujourd’hui parce qu’on m’a demandé pourquoi je ne parlais que des choses qui donnent à penser que tout va pour le mieux dans le meilleur des mondes ici à Kigali… ! Mais sur ce blog, la pudeur peut être, la volonté de filtrer les informations que je donne surtout, font que je ne parle pas de ça. Et même là, j’ai le sentiment de ne pas avoir réussi à mettre des mots sur ces choses et ces sentiments. Mais j’essaye, j’essaye… et on verra bien ce que j’en penserai plus tard !
Et puis c’est vrai, je préfère vous parler des petites choses qui font de cette expérience un drôle de truc à vivre…!